Pierre Jeandidier dit Cégeste, 1929-2018
Pierre JEANDIDIER, dit CEGESTE, journaliste, critique musical et dramatique à la Liberté de l'Est pendant 40 ans, s'est éteint dans sa 89ème année.
Né le 18 juin 1929 à l'Imagerie Pellerin, il suivit sa scolarité à l'Institution Saint-Joseph, où il découvrit la musique comme soprano de la première Manécanterie spinalienne. Après des études de géomètre et de droit rural, il entreprit une carrière aux Ponts et Chaussées et participa ainsi jusqu'en 1953 à la reconstruction de plusieurs ponts d'Épinal.
Parallèlement, il publie une plaquette de poèmes qui l'amène à correspondre avec Jean Cocteau et à adopter le pseudonyme de CEGESTE. Il abandonne alors la trigonométrie et la résistance des matériaux pour devenir journaliste. Il tiendra successivement la chronique de la reconstruction d'Epinal, des affaires judiciaires et des spectacles, avant de devenir chef du service « Locale » d'Epinal. Enfin, il est nommé chef du service culturel de La Liberté de l'Est. C'est à ce titre qu'il couvrira de nombreux festivals européens de musique classique, comme Salzburg, Bayreuth, Bregenz, Aix-en-Provence, La-Chaise-Dieu, Saint-Céré, Besançon, etc.
Son engagement dans la défense de la culture dépassait sa fonction de journaliste : il fut très impliqué dans la création des six jumelages d'Epinal, en particulier celui avec Schwäbisch Hall qui l'amena à être nommé Citoyen d'honneur de cette ville allemande. Il fut également un promoteur du jumelage avec la ville de Bitola pour honorer la mémoire des Poilus d'Orient.
Dans les années 50, défenseur du théâtre populaire, il fut correspondant de la Comédie de l'Est ; puis dans les années 60 il participa au staff de presse de Jack Lang pour le Festival Universitaire de théâtre de Nancy. En outre, pendant 9 ans, il fut membre du Comité d'Experts du Théâtre auprès de la DRAC de Lorraine. Pendant toute sa carrière, il défendit la cause du Théâtre du Peuple de Bussang.
Ses activités musicales sont particulièrement connues de nombreux Spinaliens. Il fut secrétaire puis directeur général du Concours International de Piano d'Épinal qu'il représenta et défendit auprès de la Fédération Mondiale des Concours Internationaux pendant plus de 20 ans, aux quatre coins du monde. Il fut animateur et critique au Cercle d'Art Lyrique d'Epinal et s'engagea dans la vie associative, par exemple au sein des Concerts classiques d'Epinal et des Jeunesses Musicales de France.
Il mit sa plume au service des arts plastiques en collaborant notamment avec les graveurs André Jacquemin, Jean-Pierre Lécuyer et Jean-Paul Marchal.
C'est cette vie entièrement vouée à la culture qui lui valut d'être nommé Chevalier des Arts et Lettres par Jack Lang le 14 juillet 1983.
Ainsi c'est la figure d'un vieux Spinalien fidèle à ses racines, à la plume riche et percutante, qui vient de nous quitter.
Hommage à la mémoire de Pierre Jeandidier le 7 mai 2018
par Jean-Pierre Moinaux, Président des Concerts Classiques d'Épinal
A l'annonce du décès de Pierre Jeandidier, c'est un grand frisson d'émotion qui a parcouru notre Ville, tant il aura marqué la vie de la cité, par sa riche personnalité, sa finesse d'esprit et son acuité artistique.
Avec Jean-Paul Houvion et les membres du Comité des Concerts Classiques, nous lui exprimons ce jour toute notre reconnaissance et nous présentons à sa famille réunie nos plus vives condoléances, avec une pensée particulière pour tous les acteurs culturels et tous les artistes qu'il a fréquentés, mais aussi, bien au-delà, tous nos concitoyens qu'il a enrichis à son contact ou par sa lecture.
Rendre hommage à la mémoire de Pierre Jeandidier, c'est aussi mettre nos pas dans les siens, lui prêter notre voix. En l'occurrence, sa dernière critique musicale pour les Concerts Classiques du 25 septembre 2016 résonne comme un écho de testament culturel :
« Au terme de soixante-trois ans consacrés à la critique musicale et dramatique, j'ai décidé de rabattre le capot de ma vieille machine à écrire. Tout avait commencé au printemps 1953. Parce qu'on projetait sur l'écran du petit cinéma Le Rio, rue Rualménil à Epinal, le film Orphée de Jean Cocteau, mon rédacteur en chef m'avait proposé d'emprunter un pseudonyme en guise de signature. Dans la mythologie coctaldienne, deux anges se font face : le bon ange, Heurtebise et le mauvais, Cégeste. Je choisis Cégeste, tout un symbole. Tout un programme qui avait de beaux jours et de longues soirées devant lui ! Mes premières amours allèrent à Mozart, Rossini, Verdi, Puccini et Richard Strauss. Sans parler de ma rencontre éblouissante avec une certaine Carmen à laquelle je devais viscéralement demeurer fidèle. Au point de noter, il y a quelques jours, mon soixantième rendez-vous avec cette enjoleuse. A raison d'une trentaine d'ouvrages par saison, j'avais cru épuiser le répertoire lyrique. Mais non. Tel le veau d'or, l'Opéra reste toujours debout ! Déjà, l'Association des Concerts Classiques spinaliens allait consacrer une vocation mûrie, mon premier fauteuil d'orchestre réservé à la critique en fut le témoin.
L'Orphée de Cocteau m'avait ouvert les portes des grandes maisons d'opéra et de festivals européens, des grandes scènes estivales, et aussi des merveilleuses soirées à Bregenz, sur les bords du Bodensee, où, durant 45 ans, j'ai bénéficié de l'amitié de mes confrères autrichiens. Le noctambule de service n'a cessé de soutenir et de promouvoir les jeunes artistes, que ce soit dans la chaleur estivale de La Roque d'Anthéron, ou auprès des Associations spinaliennes : orchestres d'harmonie, chorales locales et petites formations de chambre. Et cela depuis l'organisation du premier festival de musique spinalien, de 1953 à 1958. Période trop vite estompée, mais qui aura vu (entreprise inouïe à l'époque), une représentation du Barbier de Séville sur la Place des Vosges et la recréation de Castor et Pollux, un opéra de Rameau, au théâtre de verdure du Château. Autre aventure musicale inattendue : alors qu'en 1939, j'avais peiné sous la férule d'une dame, à aligner mes premières notes au piano, sans lendemain mais avec soulagement, 40 ans plus tard, je n'aurais jamais imaginé d'accéder à la direction du Concours International de Piano. Je dois beaucoup à la première Présidente, Madame Najean qui m'a fait confiance et m'a encouragé dans la poursuite de la promotion des jeunes pianistes. J'ignorais que j'aurais à porter la bonne parole et à défendre les couleurs spinaliennes dans les capitales musicales du monde entier... Mais c'est aux musiciens, aux chefs d'orchestre, aux metteurs en scène que je dois d'avoir engrangé mes meilleurs souvenirs, auprès desquels j'ai appris et conforté un métier souvent décrié.
Si la musique a été la préoccupation essentielle de ma vie de journaliste, je ne saurais oublier les meilleurs moments passés dans le giron des gens de théâtre. Je suis sincèrement reconnaissant à ceux et celles, comédiens, metteurs en scène et auteurs qui m'ont révélé Shakespeare, Bertold Brecht, Durrenmatt, mais aussi Jean Giraudoux et Feydeau, et tous les Schiller redécouverts au Freilichtspiele de Schwäbisch Hall. Longtemps en contact avec le Centre dramatique de Strasbourg, où j'ai pris mes premières leçons de mise en scène auprès des équipes de la Comédie de l'Est, je n'ai jamais renié mes amitiés locales : soit la Compagnie de la Louvière de Paul Barlier, soit le travail accompli par les ATP dans la lignée de Jean Vilar, ou avec les Compagnons d'Eleusis... sans oublier la saga pottechérienne du Théâtre du Peuple de Bussang. La musique, le théâtre : deux activités indissociables de la vie culturelle spinalienne.
La critique, dur métier ! Me faudrait-il ériger une stèle épigraphique en forme de repentance à l'adresse de ceux que j'aurais un jour malmenés ? Tels les « racleurs de gavottes », comme l'a fait dire Puccini à son cynique Scarpia, ou tels ces jeunes histrions des tréteaux populaires, massacrant un beau texte ? Non, non, je ne regrette rien ! La roue tourne, le 33 tours d'hier, le CD d'aujourd'hui me rappellent mes rendez-vous avec la seule musique consolatrice.
S'il vous plaît mon cher Brendel, voulez-vous remettre sur la platine le premier mouvement de la 26ème de Beethoven. Les Adieux, certes ! Je vous laisse le soin de parler du Retour. Où ? Quand ? Sous quelle signature ? A travers les miroirs ? Comme le fait l'Orphée de Cocteau ?
P.J. Ex Cégeste »
Bruno Jeandidier au nom de la famille
L'épitaphe
Pierre avait trois muses :
Euterpe pour la musique
Thalia pour la comédie
Melpomène pour la tragédie.
La musique et le texte.
Et comme il était un homme prévoyant, il avait organisé ses obsèques.
Il avait choisi trois pièces de musique :
- Edvard GRIEG, Peer Gynt, « Mort d'Aase »
- Samuel BARBER, Adagio pour cordes, op. 11
- Wolfgang Amadeus MOZART, Maurerische Trauermusik, KV 477
Il avait choisi un texte : son épitaphe !
Prévoyant vous disais-je : quand on a été critique pendant 40 ans, il vaut mieux en effet graver soi-même sa propre épitaphe dans le marbre.
Et comme il n'est pas certain qu'à l'avenir vous veniez la voir sur sa tombe, prenez-en connaissance :
Ci-git
P. J.
Dit CEGESTE.
Poète souvent peu preste
Mais « Gémeaux » manifeste
Critique réputé indigeste
Journaliste, sans conteste,
Qui, jamais ne retourna sa veste
Chercheur acharné de vérité funeste
Voyez ici ce qu'il en reste !
Il aurait mérité les honneurs du Temple de Ségeste
Mais il leur a préféré, en étoile modeste,
Les hymnes consolants des Muses agrestes
Entonnés en mineur sous la voûte céleste
Passant indifférent, salue son dernier geste :
« Au revoir et merci mes amis, fidèles témoins de ma geste ».